Les Inrockuptibles, November 30, 1995

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Terror and magnificence


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 Christophe Conte

John Harle & Elvis Costello -

Sax terror. Mon premier réinvente le saxophone classique en multipliant les sorties de route académiques. Mon second est une rock-star fatiguée d'une compétition où la musique n'est plus qu'un prétexte. Mon tout, c'est Terror and magnificence, album éclectique et déroutant, joyau anglais aux reflets médiévaux et au caractère expérimental. John Harle, Elvis Costello, l'alchimie parfaite.

Oubliez le saxophone, cet instrument de torture. Oubliez cette grosse nouille d'acier et la soupe infecte qui l'accompagne à l'heure des slows, au crépuscule des bals de campings. Tordez la chique au saxophoniste, ce frimeur à catogan. Oubliez même le saxophone de Coltrane, boa constricteur en liberté non surveillée, et les panthères chromées filant sous les doigts de Getz, Rollins ou Mulligan. John Harle, musicien anglais de 40 ans, joue d'un autre instrument appelé saxophone. On dit même qu'il est le saxophoniste classique le plus demandé à travers le monde. Du reste, il a apporté ces dernières années le concours de son timbre unique à des ensembles aussi divers que l'English Chamber Orchestra, le London Symphony Orchestra ou le New World Symphony. Luciano Berio, Michael Nyman et Gavin Bryars, entre autres, ont écrit pour lui. Harle a aussi composé la musique de plusieurs films ­ Prick up your ears, coécrit avec feu Stanley Myers, notamment ­ et doit en Angleterre son statut de superstar à la signature d'une mélodie illustrant le spot publicitaire Nissan. John Harle est ce qu'on pourrait appeler un postmoderne à l'aise dans ses baskets, à la fois riche et respecté, populaire et respectable. Il lui arrive même de se prendre fermement la tête à deux mains, en compagnie de semblables ­ Andy Sheppard et Steve Lodder, au sein des Twentieth Century Saxophones, une entreprise de soufflerie collective inscrite au registre du free-jazz et assez peu à celui du commerce. John Harle est un individu à viande blanche qui joue du saxophone. Il pourrait être Président des Etats-Unis.

En revanche, on ne présente pas Elvis Costello. On ne fera pas l'affront de marteler une fois encore les raisons qui conduisent à voir en lui l'un des derniers hauts dignitaires du rock. On renverra pour cela au bachotage de quelques grammaires indispensables nommées This year's model, Get happy, Imperial bedroom ou Spike, et l'affaire sera ­ à moins de surdité aggravée ­ entendue. L'actualité la plus heureuse de l'automne aura donc été cette réunion entre notre Elvis favori et John Harle, sur un album conçu par ce dernier sous l'intitulé générique diablement costellien de Terror and magnificence. La contribution de Costello sur le disque se limite à l'interprétation de la suite d'ouverture, Mistress mine, écrite par Harle d'après le Twelfth night de Shakespeare, mais elle suffit à sublimer un projet qui, par ailleurs, n'a rien d'une promenade digestive. Car, outre Costello, Terror and magnificence voit se succéder au pupitre la soprano Sarah Leonard ­ familière notamment des répertoires de Pärt, de Górecki et de l'épuisant Nyman ­, le contre-ténor William Purefoy et l'acteur Thomas Russel. Sans parler des contributions diverses du Balanescu Quartet, d'Andy Sheppard et d'une bonne quinzaine de musiciens contemporains au verbiage parfois coupable. Le blase de Costello, au milieu de ce cercle ultra-capé, n'aurait pas dû peser lourd : un compositeur de rock qui se frotte à la musique contemporaine, on pense aussitôt à Zappa et on évite d'y penser à nouveau. Mais Costello, ces dernières années, a montré qu'on pouvait faire s'intercaler les genres sans pour autant les confondre. Ses Juliet letters, pourtant si décriées, sont de celles que l'on glisserait bien pour notre part à la postérité. Ses collaborations successives avec le guitariste de jazz Bill Frisell (Deep deep blue, chez Nonesuch), Tricky (le remix de Christiansands sous le nom de The Imposter), Burt Bacharach (le volcanique et somptueux God give me strength sur la BO du film Grace of my heart) ou avec la mezzo-soprano Anne Sofie Von Otter (Three distracted women, une composition créée en première mondiale la semaine dernière à la Cité de la Musique, Paris) sont là pour témoigner de l'acuité des goûts et des amitiés de Costello. Ultime symbole de cet éclectisme militant, l'implication de Costello comme programmateur du Festival Meltdown, réunion, comme son nom l'indique, de musiciens et chanteurs venant d'horizons différents et, si possible, divergents : "C'est à l'occasion de ce festival que j'ai rencontré Elvis pour la première fois, précise John Harle. Jusque-là, nous nous étions loupés de peu, comme sur la musique du film The Family d'après Roddy Doyle, dont nous avons chacun composé une partie. Finalement, nous nous sommes parlé au téléphone durant deux bonnes heures et, séduit par l'enthousiasme d'Elvis, j'ai accepté d'écrire un morceau spécialement pour ce festival. Il s'agissait d'une longue pièce intitulée The Princes' verdict, qui doit son ossature à une musique composée par Pérotin au xiie siècle pour le chœur de Notre-Dame de Paris. La version enregistrée de cette pièce figure sur Terror and magnificence et s'intitule Rosie-Blood. Mistress mine, la suite que chante Elvis sur le disque, n'était pas écrite pour lui à l'origine. C'est un acteur qui chantait lors des représentations de Twelfth night au Nottingham Playhouse, en 95. Mais je ne pourrais dire pourquoi, j'entendais la voix d'Elvis chanter ces chansons depuis le début. Je voulais plus d'intensité dans l'interprétation que je n'avais réussi à en obtenir dans le spectacle avec un acteur. Je connaissais bien le travail d'Elvis, notamment son album avec le Brodsky Quartet, et son nom s'est imposé lorsque j'ai décidé d'enregistrer ces chansons sur l'album. Je voulais que Mistress mine soit chanté comme un poème d'amour et je revois Elvis, pendant l'enregistrement, disant qu'il fallait qu'on ait le sentiment que quelqu'un était en train de vous parler à voix basse sur l'oreiller. C'était exactement ça, cette proximité, cette intimité indispensables... Il avait tout compris. Il est arrivé dans le projet avec une vision fantastique de chacune des chansons, une vraie connaissance de la musique et du monde élisabéthain, si mystérieux, magique et incertain, qu'il fallait traduire au seul moyen d'intonations de voix. Ce qu'il a parfaitement réussi à faire." Confirmation, début novembre, sur la scène du Royal Festival Hall de Londres, qui accueillait les acteurs de Terror and magnificence au grand complet. La première partie, construite autour de diverses compositions/improvisations signées Harle et Sheppard dont The Three ravens, suite fourre-tout interprétée avec ce qu'il faut de pimbêcherie par la très hautaine et frigorifique Sarah Leonard, n'aura pas dépoitraillé l'ardeur des foules. Dès la reprise, après l'entracte, et l'arrivée sur scène de Costello, on crut que les impeccables lambris anglais allaient céder sous la liesse populaire. Mistress mine, mais aussi Shipbuilding et deux compositions écrites pour la circonstance, Flow my tears et l'épique The Silent ground, finirent d'asseoir un triomphe costellien digne du Marquee ou de l'Hammersmith Palace des années grasses. "C'est la quatrième fois que je m'apprête à chanter cette pièce devant un public, confiait Costello trois heures avant le concert, et j'ai toujours la même inquiétude : la musique de John demande peu d'effort physique, car on y trouve beaucoup d'espace pour y placer la voix. Elle demande en revanche d'immenses efforts de concentration. Je ne suis pas un chanteur classique et je dois contrôler tout pour éviter le dérapage : les battements de cœur, les montées d'adrénaline, tout en chuchotant et en faisant en sorte que le fond de la salle entende comme le premier rang. Tout ça n'a rien à voir avec le fait de crier pendant deux heures devant un groupe de rock." Le rock, depuis la poussée de fièvre de Brutal youth, Costello ne s'y adonne qu'avec un entrain mesuré, enchaînant ces derniers temps les obligations contractuelles ­ Kojak variety, All this useless beauty ­ au même rythme qu'il empilait hier les chefs-d'œuvre. Lassitude ? Manque d'inspiration ? Pas vraiment. Costello serait plutôt du genre à faire sienne la phrase de Feste le bouffon dans Mistress mine : "La jeunesse est une étoffe qui ne dure pas." Il est ainsi l'heureuse proie de ce syndrome des rock-stars de plus de 40 ans, qui découchent et expérimentent tardivement l'adultère musical, étanchent d'une traite leur soif de rencontres transversales. "J'ai désormais vécu suffisamment longtemps pour comparer les mérites de chaque genre. J'ai été assez patient pour découvrir la beauté de certaines choses et je me laisse à présent guider par cette beauté. Je vais vers les gens, je tente de nouvelles expériences et peu importe si elles ont à voir avec la musique contemporaine classique, le jazz ou le rock. La seule chose que je ne supporte pas, c'est le terme "crossover" : une invention de responsable marketing que je ne veux surtout pas reprendre à mon compte. Travailler avec des gens venus d'autres horizons m'a ouvert l'esprit et a sensiblement modifié ma façon de composer. Je n'aurais jamais pu écrire London's brilliant parade, par exemple, avant d'avoir collaboré avec le Brodsky Quartet. A ceux qui me reprochent de trop me prendre au sérieux avec l'âge, je réponds que oui, je me prends effectivement très au sérieux ! Mais depuis l'âge de 14 ans au moins, depuis que j'écris des chansons ! Je sais me montrer très critique envers moi-même, mais je suis plutôt fier de ce que j'essaie de faire. J'ai du respect pour mon travail, autant que n'importe quel rapper. Si je travaille avec un tas de gens, c'est simplement par peur de m'ennuyer, c'est aussi simple que ça : je redoute de me retrouver seul dans mon coin. Il se peut d'ailleurs que je ne fasse plus aucun album conventionnel, sous mon seul nom : je commence à être fatigué par cette course de chevaux qu'est devenue la musique. J'ai collaboré récemment avec Bacharach, Eno ou Tricky et chacun d'entre eux, à sa façon, parvient à s'affranchir de la pression du business, à tracer son propre sillon. Le travail accompli avec John Harle est formidable parce qu'il est unique, parce qu'il ne répond pas à une obligation mercantile. Je me fous d'ailleurs qu'on en vende dix exemplaires, du moment que c'est aux dix bonnes personnes..."
John Harle & Elvis Costello, Terror and magnificence (Argo/Polygram)

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Les Inrockuptibles, November 30, 1995


Christophe Conte reviews Terror And Magnificence.

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