Elvis Costello, voyez-vous, est un être humain qui se définit par la négation. "Je ne veux pas retourner à Chelsea," déclare-t-il dans ce qui est (aussi) l'une des plus sensationnelles chansons du disque (un morceau qui oblitère carrément toute la seconde face). Mais tout ceci ne doit pas vous arrêter. Elvis Costello est en fait ce que j'appellerai un obsédé de l'impuissance. Déjà, sur My Aim Is True, son premier album, il louait bien fort le "Miracle Man." Ici, son statut de compositeur lui a largement permis de dépasser son obsession personnelle. Par exemple, il s'attaque à la femme. "This Year's Girl" est une observation sarcastique, une étude de mode sur la "fille idéale," la speakerine ou l'actrice dont des magazines comme "Paris Match" nous abreuvent à longueur de numéro. "J'ai vu ta photo dans un millier d'endroits / Evidemment, tu es la fille de l'année / (...) Vous vous voyez roulant sur la carpette avec elle / Disco synthesizers, tranquillisants quotidiens, publicité de chambre à coucher / Tout ça et aucune surprise... avec la fille de l'année." La mélodie en ce cas précis ne me rappelle rien tant que les Beatles, avec sa richesse harmonique, sa batterie cognée à coups de marteau et tout le reste... la voix, la guitare, la basse...
A la ligne. Pause, parenthèse: sur le premier disque, le groupe Clover, raccolé par Nick Lowe et Jake Riviera, dépassait avec brio son pauvre statut de demi-légende californienne pour œuvrer dans l'ombre un rock 'n' roll d'une pureté effarante, lustré comme un cuir neuf. Ici, Elvis Costello est enfin accompagné par son propre groupe, les Attractions ; et le résultat est sublime. Ce que Bob Dylan avait réussi deux fois (entre Highway 61 et Blonde On Blonde), Elvis le récupère et le redistribue avec un étonnant brio et surtout une déconcertante facilité.
Pete Thomas (ex-Chili Willi) est le batteur conventionnel. Bruce Thomas (ex-Sutherland Brothers) est un bassiste autrement plus doué que la majorité de ses confrères. Ses contrepoints sur "You Belong To Me" (un morceau furieux qui ne me rappelle rien tant que "It's All Over Now") feraient pâlir de jalousie les soi-disant virtuoses des quatre cordes. Sa façon de drainer le groupe est carrément inédite. Le personnage le plus étonnant est encore Steve Naive. Arrivant directement du Royal College Of Music, il malmène ses claviers de Farfisa dans une optique rarement réutilisée depuis, heu, Question Mark & the Mysterians. A moins qu'il ne fasse basculer une chanson dans les ténèbres de l'inexpliqué, comme sur "Pump It Up" où son orgue devient littéralement ensorcelé.
On a beaucoup critiqué Costello pour son absence de voix, ou encore fait d'incongrus rapprochements entre son timbre et celui de Graham Parker, à moins qu'on n'ait comparé son optique à celle de Bruce Springsteen.
Pitié. S'il est ici des lecteurs dotés de mémoire, ils se souviendront que je n'ai jamais été tenté par le trip de la révélation. Et pourtant... Quoi de plus simple que de sortir tous les mois un album de la marée noire, l'écouter et rugir : "Voici le prochain..."; ou encore: "Dieu me damne si nous ne tenons pas là le nouveau..." A vrai dire, je préfère mille fois me faire sauter le caisson (la peu heureuse image!) avec Van Halen ou Buzzcocks. Good old rock 'n' roll... Et me voici soudain face à la lumière. Oh, il faut bien le dire: This Year's Model arrive à point nommé. On attendait Bruce, on rangeait déjà Lou, et c'est Elvis qui surgit ! Mais ne le prenez pas comme ça. Costello est tout sauf un ersatz. Les types de Cheap Trick l'autre soir me racontaient la fabuleuse mania qu'il a provoquée sur l'Amérique, son ascension surprise dans les charts, doublant coup sur coup Aerosmith et les Ramones, giflant le business d'un revers de main... Le secret ? Les chansons. Des morceaux comme "No Action," "Pump It Up" ou "Little Triggers," tout le monde pourrait les reprendre. Et en serait foutrement comblé.
Costello n'hésite pas tant, lui qui sur scène s'octroie "Neat Neat Neat" des Damned et "Love Comes In Spurts" de Richard Hell, et "Jeepster" de Marc Bolan, et "Six O'Clock" de John Sebastian. Sans oublier les siennes propres qui parlent de revanche et d'obstination et de culpabilité et de dégoût et d'obsession et d'innocence et...
Conclusion : 1 h 30 du matin. Encore une de volée. Conclusion : ce disque est si ridiculement bon qu'il éclipse tous les autres pour devenir ce à quoi, tout simplement il prétendait : le modèle de l'année.
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