Les Inrockuptibles, January 6, 1999

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Burt Bacharach et Elvis Costello – Le mariage
de nos meilleurs amis


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  Christophe Conte

Pour célébrer la sortie d’un album écrit à quatre mains, deux figures légendaires que l’histoire de la musique avait jusque-là tenues éloignées l’une de l’autre, Burt Bacharach et Elvis Costello, se retrouvaient sur une scène londonienne pour un concert unique. Une soirée de gala désertée par les femmes mais parcourue par les flammes.

Aucun marabout n’aurait pu prédire, il y a vingt ans, qu’un disque et une série de concerts réuniraient un jour Elvis Costello et Burt Bacharach. Aucun journaliste de rock non plus. En 77, Costello publiait My aim is true, premier album fort en teignes, disque encore vert, surtout vert de rage. C’était l’époque où, à trop prétendre deviner l’avenir à travers les boules de nerfs, on concluait par un lapidaire No future toutes les hypothèses du rock en présence. Hasard ou pas, un type connu pour son nom de cristal, Bacharach, sortait la même année un album précisément intitulé Futures. Personne de sensé n’accorda alors à ce titre la moindre vertu prophétique, personne ne savait d’ailleurs que Burt Bacharach publiait encore des disques ­- une des chansons annonce la couleur : No one remembers my name ­ et celui-ci fut l’un des plus gros échecs commerciaux de la carrière de son auteur. En 77, on en était déjà à tondre les Stones, à décapiter les Beatles, alors, pensez, Burt Bacharach…

Pour les punks, on les comprend, tel personnage à brushing grisonnant et bronzage Sacha Distel symbolisait le prototype du repoussoir : un grand couturier de la chanson de variété, le Christian Dior des falbalas pour orchestre à cordes et voix de donzelles, à empailler sur place et à exposer au musée des horreurs. Pourtant, il ne faudra pas six mois pour que les mêmes réactivent l’ancien épouvantail, lui érigent une statue et se prosternent à ses pieds : les Stranglers, sacrés durs en cuir, reprennent du Bacharach (Walk on by) et Costello insuffle sur scène sa hargne de gommeux à lunettes à travers I just don’t know what to do with myself, chanson de Bacharach/David dont le seul titre vaut tous les slogans nihilistes de la Blank generation. Ceux qui, encore aujourd’hui, persistent à ranger l’oeuvre de Bacharach selon un ordre bêtement alphabétique, entre Jean-Sébastien Bach et Pierre Bachelet, feraient bien de méditer ce modeste rappel historique. Et pour conclure par l’exemple sur ce chapitre, précisons qu’au cours du concert qu’ont donné ensemble Bacharach et Costello au Royal Festival Hall de Londres en octobre dernier, on a vu le plus célèbre des journalistes rock anglais, Nick Kent, icône punk par excellence, chavirer à plusieurs reprises à l’extrême bord des larmes. ADVERTISEMENT

Ces deux dernières années, avant de revenir dans l’actualité accolé à celui d’Elvis Costello (d’abord sur la BO du film Grace of my heart puis sur toute la distance de l’album Painted from memory), le nom de Burt Bacharach est revenu dans toutes les conversations, jeté en pâture à propos de tout et n’importe quoi. On l’a entendu rimer avec arnaque (Mike Flowers Pops, Pizzicato Five), certains n’hésitant pas non plus à confondre Warwick (Dionne) avec Airwick (désodorisant pour chiottes) lorsqu’il s’agissait de reproduire artificiellement les fragrances lointaines du easy-listening. Au cinéma ­ si tant est qu’on puisse inclure ces bouses dans un art aussi noble ­, Austin Powers et Le Mariage de mon meilleur ami comportaient des scènes entières à sa gloire : Burt jouant du piano sur le toit d’un bus, repris en choeur par une tablée très wasp de jeunes gourgandines, Burt au karaoké… Sans parler de Mary à tout prix (dont l’un des moments les plus désopilants est illustré par le Close to you des Carpenters, composé par Burt) ni de Grace of my heart, qui conte l’aventure fantastique du Brill Building, usine à tubes new-yorkaise dont Bacharach fut le contremaître absolu.

Sur disque, outre les rééditions récentes des bandes originales d’After the fox et What’s new Pussycat ou du merveilleux Stan Getz plays Bacharach & David, de la relecture oblique qu’en fit la bande à John Zorn pour la série Great Jewish music, un coffret de Noël (The Look of love ­ The Burt Bacharach collection) est venu clore une année 98 fertile en Bacharach-tualité tous azimuts. Surtout, après un coma artistique de deux décennies (on passera sous silence les horreurs qu’il a commises avec Christopher Cross, Michael McDonald et même Dionne Warwick au cours des années 80), on a retrouvé ce papy de 70 ans presque à son meilleur niveau depuis vingt ans grâce à l’opiniâtreté d’Elvis Costello. Avec Painted from memory, celui-ci prouve une nouvelle fois qu’il n’a pas la mémoire courte, lui qui a déjà contribué par le passé à faire retrouver un semblant de dignité à Paul McCartney, Roy Orbison ou Johnny Cash.

La carrière de songwriter de Burt Bacharach, en binôme avec le fantastique parolier Hal David, a débuté en 57 (The Blob par The Five Blobs fut leur premier hit américain). Celle de Costello en 77. En 97, les deux hommes composaient à distance (par échange de fax et par téléphone) leur première chanson commune, le tellurique God give me strength. On s’en remettra à la valeur symbolique des chiffres, à l’étrange phénomène des cycles, pour tirer de tout ça une certaine logique. Association de bienfaiteurs, dialogue poli entre gentlemen, Painted from memory est sans doute un album taillé un peu trop parfaitement aux mesures de ceux à qui il est destiné. Un disque pour érudits qui ont passé la trentaine, lisent le mensuel anglais Mojo et croient que la Big Beat Boutique est un sex-shop. Il ne révèle rien qu’on ne savait déjà sur le génie d’arrangeur de Bacharach, et Costello n’y apparaît pas toujours à son avantage ­ comme si l’admiration envers son aîné, trop présente pendant les séances, lui avait mis la bride sur le cou.

Habitué à mener seul les opérations, Costello confesse avoir dû ici se plier aux contraintes d’un partage des écritures pas toujours facile : “Au tout début de notre collaboration sur l’album, j’ai passé une semaine chez lui, à Los Angeles. J’avais apporté des bouts de chansons et Burt avait préparé la même chose de son côté. Nous avons tout mis en commun et discuté assez longuement sur l’opportunité de changer certaines rythmiques, de rajouter tel pont ou de modifier telle structure. Burt est quelqu’un qui sait ce qu’il veut, il s’exprime de façon très courtoise mais ne laisse rien passer. Il a une vision totale de la composition, à la fois verticale et horizontale, avec un sens absolu du détail, c’est assez impressionnant. Parfois, il me soumettait des choses qui ne me plaisaient pas. Intérieurement, je me disais “Mon Dieu, je n’accepterai jamais une chose pareille !” Et puis la discussion s’enclenchait et il parvenait à me convaincre, ou alors nous trouvions un terrain d’entente. Le moment le plus douloureux pour moi fut l’écriture des textes : d’habitude, sur mes propres morceaux, je m’arrange pour faire plusieurs couplets avec un seul, en changeant des mots ici ou là, en paraphrasant. Avec lui, c’est strictement interdit. J’ai dû faire beaucoup d’efforts pour éviter les mots à double sens, les phrases trop codées. Nous nous étions mis d’accord sur une thématique générale autour de laquelle devaient tourner toutes les chansons : les amours consumées, les défaites sentimentales. C’était très nouveau pour moi d’avoir à écrire des histoires avec une vraie progression dramatique, sans avoir recours à des formules, en essayant de trouver à chaque fois la façon la plus simple et directe de les exprimer.”

Le compositeur Darius Milhaud, dont Bacharach fut l’élève, lui prodigua ce conseil magnifique qui nous dispensera de faire trop long sur l’art flamboyant de Maître Burt : “N’ayez jamais honte d’écrire quelque chose que les gens peuvent siffler.” Une définition exemplaire de la musique pop. Le problème de Painted from memory, c’est précisément qu’il ne parvient jamais à retrouver la pétulance originelle des standards écrits par Bacharach, ni celle du Costello pop d’Armed forces ou Get happy. Il y a, dans l’ordonnancement de chansons comme In the darkest place ou I still have another girl, toujours un coin qui nous rappelle les magiques moments de Bacharach, un autre les fulgurances chères à Costello, mais rarement les deux conjugués.

Dans un calendrier idéal, cet album aurait dû être mis en chantier vingt ans plus tôt, quand l’un et l’autre n’avaient pas encore trop perdu le goût des choses simples au profit d’une approche seulement virtuose de la composition, quand leur mémoire ne prenait pas encore le dessus sur leurs actes. Parce qu’il se voudrait autant un album de songwriters que de soundwriters, Painted from memory reste un peu à la traîne de ces deux ambitions. La tournée d’une dizaine de dates ­ majoritairement programmées aux Etats-Unis ­ qui a accompagné la sortie de l’album a permis de mettre en lumière ces défauts. Le show, découpé en quatre parties distinctes, montrait clairement les limites d’une collaboration par trop artificielle entre deux hommes dont les valeurs ajoutées aboutissent par on ne sait quel bug mathématique à une soustraction de leurs talents respectifs.

Dans la première partie du spectacle, Bacharach et Costello jouent ensemble certains titres de Painted from memory. Puis Costello s’éclipse et Bacharach entame alors seul une chevauchée fantastique à travers les montagnes de son oeuvre ­ avec quelques coups de fatigue, des sommets qu’il n’a plus la force d’atteindre ­, prenant des raccourcis en forme de medleys qu’une telle cartographie vaste comme un continent autorise. Ensuite, c’est au tour de Costello de jouer seul, accompagné par l’orchestre d’une trentaine de musiciens, ses propres standards forcément plus modestes, soutenu au piano par le fidèle Steve Nieve.

Lorsque Bacharach revient sur scène, un parfait Make it easy on yourself, l’une des rares chansons que Costello avoue être capable de chanter parmi le répertoire de Bacharach/David, raccommode enfin les deux époques. Entraîné à l’exercice depuis ses concerts avec le Brodsky Quartet, Costello chante désormais sans jamais paraître à court de souffle, malgré la gymnastique imposée de ce répertoire olympique, où on a souvent vu d’illustres athlètes trop sûrs d’eux se ramasser lamentablement. Après s’être attaqué un peu timidement à Anyone who had a heart, il trouve des marques plus familières sur un My little red book déjà balisé par Manfred Mann et Love. Puis s’enchaînent jusqu’à la fin d’autres morceaux de Painted from memory, plus tièdes en comparaison, hormis le toujours miraculeux God give me strength servi en rappel final comme une gerbe d’artifice au feu intérieur réel.

Devant l’assistance conquise d’avance du Royal Festival Hall de Londres, où Costello possède ses habitudes (il y jouait déjà l’an passé avec le compositeur John Harle), c’est un show étrangement suranné qui se déroule, comme ces revues à l’ancienne mode de Broadway, genre An Evening with Burt and Elvis, grande armada au milieu de laquelle Costello paraît un peu déboussolé. Ceint d’un smoking trop étroit pour son embonpoint, il est visiblement moins à l’aise que Bacharach, radieux dans son costume de gala bleu pastel, la silhouette parfaitement entretenue au fitness, le geste précis du golfeur pour diriger l’orchestre, le sourire ravageur et le hâle d’UV éclatant de classe hollywoodienne. Près de nous, un spectateur est particulièrement hilare de voir son vieux pote Costello en pareille situation, comme perdu au milieu d’un rêve d’enfance : c’est Nick Lowe, qu’on a toutefois du mal à remettre sur le moment. L’ex-Jesus of cool déjanté, désormais cravaté et costumé comme un député UDF, est le sosie impressionnant de Charles Biétry, imaginez le massacre ! Dans les années 80, lui et Costello avaient repris Baby it’s you, chanson de 61 composée par Bacharach pour les Shirelles, et tout ça remue sans doute des souvenirs.

Le seul grain de folie, au cours de cette soirée éminemment feutrée, viendra de cet éternel ludion indomptable de Steve Nieve. L’ancien malmeneur de claviers des Attractions, planté derrière un synthé pendant les deux tiers du concert, l’air de gravement s’en tamponner, assurera au moment d’aborder les titres solo de Costello un spectacle mêlant épilepsie et pure grâce, à la façon d’un Bill Evans burlesque. Royalement installé au piano à queue de Bacharach, Nieve culbute enfin l’ambiance passablement coincée des lieux et laisse dégringoler comme sur une rampe savonnée les accords d’Accidents will happen, Alison et autres Veronica, qui s’étalent à l’arrivée sur un douillet nid de violons. C’est l’autre grande force du concert : une section de cordes embauchée le jour même parmi les conservatoires de Londres. Miracle de l’éducation musicale anglaise, les violonistes sont aussi jolies à regarder que douces à entendre. Elles n’ont eu que l’après-midi avant le concert pour répéter les morceaux et, à la fin du marathon de deux heures, Bacharach aura presque des sanglots dans la voix lorsqu’il s’épanchera à l’adresse des demoiselles en remerciements sincères. Car il fallait un certain courage pour dévaler hâtivement sans déraper dans le décor (ou, pire, dans le décoratif) pas moins de dix-huit titres enchaînés, parmi lesquels A House is not a home, I say a little prayer ou Wives and lovers, soit d’authentiques pièges pour qui n’a jamais pratiqué de telles pistes noires de la composition pop.

Il y a quelques années, on avait assisté à un pitoyable concert de Bacharach et Dionne Warwick accompagnés d’un orchestre de barbus totalement infidèles à l’esprit délicat et à la lettre subtile de ces chansons aux apparences légères mais au coeur grave. Cette fois, malgré le sempiternel batteur frustré qui croit que sa mère ne l’entend pas assez et cogne deux fois plus fort que nécessaire, l’orchestre est parfait. Mais si les filles sont sur scène ce soir-là, la salle du Royal Festival Hall, pour la venue de Burt Bacharach, est majoritairement remplie d’hommes. Un constat cruel, aussi anormal qu’un défilé Saint Laurent sans Catherine Deneuve, lorsqu’on songe à ces quarante ans de carrière presque uniquement voués à l’amour des femmes, à leur célébration quasi mystique.

C’est donc l’année où l’on aura appris que les passements de jambe de Zidane et les chevauchés de Petit faisaient plus sûrement flancher le coeur des filles que What the world needs now is love ou Reach out for me. Pourtant, les obsessions de Bacharach, elles, n’ont pas varié d’un pouce. Dans une interview récente, il plaisantait à propos de Clinton, se prononçant en faveur de sa destitution pour le seul motif réellement recevable : un goût désastreux en matière de femmes. Costello garde également des premières chansons de Bacharach qu’il entendait à la radio anglaise, pendant son adolescence, le souvenir d’un puissant émoi érotique. Désormais, on ne trouve plus que des Costello, des Noel Gallagher ou des Ben Folds Five pour chanter du Bacharach. Et que des hommes pour l’écouter. Où sont les femmes ? Où sont les nouvelles Dionne Warwick, Dusty Springfield, Cilla Black, Karen Carpenter ? What’s wrong Pussycat Si Painted from memory évoque des histoires de filles évaporées, de divorces et de ruptures, c’est peut-être inconsciemment parce que cette musique ne s’adresse plus qu’à un auditoire exclusivement masculin, vieillissant et nostalgique.

Même si Bacharach et Costello sont parvenus sur scène à tirer meilleur profit qu’en studio de leur évidente complicité car, au-delà du respect de l’un pour l’autre, on aura constamment senti une réelle et durable communion, il ne restera de cette liaison vedette de l’année 98 que des souvenirs épars où les regrets ont avec le temps de sérieuses chances de l’emporter sur les joies.

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Les Inrockuptibles, No. 180, January 6 - 12, 1999


Christophe Conte profiles Elvis Costello and Burt Bacharach.

Images

1999-01-06 Les Inrockuptibles cover.jpg
Cover.

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